C’est du passé
En mangeant du chocolat, Aïcha s’assoit au bord d’un pont. Elle balance ses jambes comme si elle nageait sur place.
L’eau brillante attire l’œil : elle est brillante, et pourtant le bleu foncé crée un mystère et une suspicion. Ce qui est au fond ?S’y repose-t-il ? Lorsque les vagues percutent le littoral, elles emportent les rêves et les œuvres des enfants, laissent des coquillages qui coupent et contusionnent et enlèvent toutes les preuves avec son froid piquant.
Cependant, la mer intéresse Aïcha depuis le collège. C’est là qu’elle a étudié les animaux marins. C’est là qu’elle est tombée amoureuse des dauphins. C’est là qu’elle a commencé à aimer l’éducation.
Il y a quelques années, son frère a trouvé une colonie de vacances spécialisée dans la biologie marine. Il y a quelques semaines, elle s’y est inscrite. Elle y serait allée hier…
Aïcha mord dans sa banane. Elle ferme les yeux tandis qu’elle mâche. Elle doit se concentrer pour ne pas la cracher. C’est dégoûta-
Il y a une main qui touche à son épaule.
« -T’m’entends pas ? demande Élise.
– Ben, j’suis dans ma tête. Désolée.
– Comme d’hab. »
Élise s’assoie à côté d’Aïcha. Elles se connaissent depuis l’école maternelle.
« Pourquoi t’es là ? commence Élise en regardant ce que mange Aïcha, pourquoi t’as une banane et du chocolat ? Tu détestes plus les bananes ? Depuis combien de temps t’es ici ? »
Aïcha pense à la première fois qu’elle a rencontré Élise. Elles jouaient ensemble sur la plage là lorsqu’elles avaient environ cinq ans. Quoiqu’elles ne parlent pas la même langue, elles partageaient le même langage de jeu : elles couraient l’une après l’autre et gloussaient lorsqu’elles touchaient l’eau. Une fois, lorsqu’Aïcha a fait tomber sa glace, Élise lui a offert la sienne sans hésiter.
Elles ont appris le français à l’école, ce qui a ouvert une nouvelle porte de compréhension : les séries de question qu’Élise pose ennuient toujours Aïcha. Si elles sont amies, elles explorent une amitié tumultueuse.
« – Allô, dit Élise en mettant son visage en face de celui d’Aïcha, y’a quelqu’un ?
– Moi, je regarde la mer et je réfléchis, répond Aïcha.
– Ça, c’est évident. »
Silence.
Seul le bruit des vagues et des oiseaux. Il fait beau aujourd’hui.
« – Ton frère, chuchote Élise, préférerait que tu ailles à cette colonie de vacances. Mais, j’sais que tu le sais.
– Il aime les bananes, dit Aïcha après une longue pause de silence, il m’a dit que les bananes étaient saines. Maintenaient, quand je regarde cette banane et le soleil, je remarque que les deux sont pareils : ils sont brillants. Mais, mon frère… »
Élise comprend ce qu’Aïcha veut dire : mais, mon frère est con. Elle a raison, en fait. Il faisait la morale tout le temps et Aïcha l’admirait. Comment quelqu’un comme lui a-t-il pu faire quelque chose d’aussi stupide que… Élise freine ses pensées. Ce n’est pas poli de parler ainsi des morts. Mais, il vit encore selon Aïcha. Élise a une autre idée :
« – Si tu veux pas manger du chocolat, dit Élise en attrapant le chocolat.
– T’es folle toi ! C’est mon chocolat.
– Moi, j’aimerais aussi du chocolat.
– Y a un petit magasin là, vas-y. »
Aïcha pousse un soupir dès qu’Élise s’en va et tente de retenir une larme. Elle ne comprend pas pourquoi elle parle à Élise. D’ailleurs, Élise parle de son frère comme elle le connaît. Mais, c’est elle, Aïcha, qui le connaît.
Joha, mon frère.
Tout le temps il lui a parlé de bananes de telle sorte qu’elle a commencé à croire qu’il en était vraiment une.
Elle mord à nouveau dans sa banane. Elle ferme bien les yeux tandis que les beaux souvenirs de son frère dansent dans la tête, que le rire de son frère rebondit contre les parois de son cerveau comme un écho perpétuel, que sa tête commence à lui faire mal.
Elle crache le morceau. C’est trop. Elle n’est pas prête. Elle ne sera jamais prête.
Elle prend une grande bouchée de son chocolat et c’est magnifique. Elle sent les feux d’artifice, un résultat de l’explosion des saveurs dans sa bouche. Comment le chocolat peut-il être aussi lisse que la soie, aussi doux que le sourire d’un enfant ? Si elle était partie à la colonie de vacances, le chocolat serait moins disponible qu’ici. Du moins, elle le croit et c’est tout ce qui compte.
Mais, la mer l’appelle. Comme le chocolat, Aïcha ne peut résister au merveilleux chant de la mer. La mer qui est maîtresse du marsouin, le deuxième animal préféré d’Aïcha, après le dauphin. Si elle devait choisir, elle voudrait vivre en tant que marsouin, car les femelles sont plus grandes que les mâles, contrairement aux dauphins. Ce serait bien de pouvoir nager and manger du poisson quand elle le souhaite. Malheureusement, les marsouins ne vivent pas longtemps, jusqu’à vingt ans, comme mon frère.
Aïcha regarde sa banane. Mon frère vit toujours avec moi. Même maintenant, il trouve une façon de me faire penser à lui. Aïcha rigole en pleurant.
Loin d’elle, Élise crie à Aïcha. Élise est enthousiaste parce qu’elle a trouvé dans le magasin le goûter préféré d’Aïcha : de la glace à la pistache. Alors qu’Élise s’approche Aïcha, elle remarque les larmes qui coulent de ses yeux comme la pluie gâchant une journée ensoleillée. Élise court vers Aïcha en espérant que ce goûter améliorera l’humeur d’Aïcha. Si seulement Élise n’était pas si maladroite…
« – Fais gaffe ! » hurle Aïcha.
Aïcha s’emballe plus rapidement qu’un cheval de course vers Élise. Aïcha sent son cœur s’échapper de sa poitrine et réagit sans réfléchir, sans respirer.
Élise crie en perdant pied. Tout se déroule au ralenti tandis que la gravité la pousse vers la mer. Ses yeux sont écarquillés et pleins de crainte. Joha ressentait-il comme ça quand il a plongé dans la mer ? Pendant la plus longue seconde de sa vie, Élise se sent en apesanteur, comme si elle volait, comme une plume étant porté par la vente. Elle ferme les yeux et pense à sa mère. Au revo-
Il y a une main qui la saisit.
Aïcha utilise toute sa puissance, toute son adrénaline et tire Élise sur le pont.
« – Ce pont est dangereux et tu cours comme une folle ! s’écrie Aïcha bouleversée, tu veux mourir ! Pourquoi tu me fais ça !
– Tiens, dit Élise en offrant la glace à Aïcha.
– Ma banane, ma banane, ma banane ! »
Ignorant la glace qu’Élise lui offre, Aïcha baisse les yeux et voit sa banane flotter dans la mer. Elle tombe à genoux et pleure comme elle ne le fait jamais, plus qu’à l’enterrement.
Élise s’agenouille à côté d’Aïcha et pleure aussi. Elle ne peut plus regarder son amie si blessée. Ça fait un an que Joha est mort en sautant d’un pont. Il s’amusait simplement avec le reste de ses amis. La blessure est encore tranchante comme le rocher qui a transpercé le corps de Joha.
« – Pourquoi t’es venue ? demande Aïcha.
– Parce que ta famille te cherche. Tu peux encore aller en colonie de vacances si tu pars aujourd’hui.
– J’peux pas.
– Si, tu peux. Ce serait bien de toucher et de voir tout près la vie marine au lieu de regarder la mer d’ici. Sache que tu gâches ta vie comme ça.
– Bah non, c’est toi qui as presque gâché ta vie.
– Arrête ! Je suis là pour toi ! D’accord. Je suis là. Et toi, t’es là. T’as une énorme occasion. Saisis-la. Vis. Je te supplie. »
Silence.
Seul le bruit des vagues et des oiseaux.
Aïcha se lève et Élise la suit. Élise fait un gros câlin à son amie :
« – T’es formidable, toi. Tu feras de grandes choses de ta vie, mais seulement si tu te laisses vivre. »
Élise donne la glace à la pistache à Aïcha et lui prend la main. Elles vont vers la plage, sans un mot, sans une hésitation.
« – Pense à toi, Aïcha. Qu’est-ce que tu veux faire ? »
Qu’est-ce que je veux faire ?
Aïcha sent la chaleur du soleil qui lui rappelle le sourire de son frère.
« – Moi, je veux… »
Il y a quelque chose qui la fait trembler. Elle entend quelqu’un répète son nom :
« – Aïcha ! Aïcha ! Aïcha !»
Aïcha ouvre les yeux.
« – Aïcha ! crie sa mère, faut que tu te lèves. Nous devons partir dans une heure.
– La colonie de vacances ! laisse échapper Aïcha.
– Oui, allez hop ! »
C’est parti.
This piece was written as part of the FREN 21505 Lire les littératures francophones.
Natasha is a 4th year at the University of Chicago completing a double major in French and music. From a young age, she has enjoyed creating stories. Her return to the US from Belgium and forgetting how to speak French drove her to relearn the language. Natasha is excited to continue her studies in French literature by pursuing a masters in French and Francophone Studies at the University of Notre Dame in the upcoming fall semester.
Commentaire de l’autrice:
Pour mon devoir final, j’ai choisi l’exercice de création littéraire dans lequel j’ai exploré la courte fiction. Parmi tous les extraits lus dans le cadre de ce cours, ce sont les extraits de La Violence et la dérision d’Albert Cossery et La Ventre de l’atlantiquede Fatou Diome qui m’ont le plus impressionnée. En outre, j’ai écrit des pièces de théâtre dans le cadre d’autres cours. Cette option me donnait donc l’occasion d’écrire dans un autre genre. D’où mon choix de la courte fiction.
C’est du passé emploie de nombreuses figures de style dont la métaphore, l’anaphore, la répétition, la métonymie, l’accumulation, et l’ellipse, entre autres. La plupart du temps, les procédés rhétoriques sont spontanés, mais j’ai beaucoup réfléchi à la métonymie, à l’antithèse, à l’allitération et à l’ellipse. L’histoire consacre plusieurs moments à ce qu’Aïcha mange, car ces aliments ont une signification importante pour Aïcha : la banane est son frère, le chocolat est la tentation, et la glace représente l’amitié entre Aïcha et Élise. L’antithèse se situe au début de l’histoire et mime le mouvement des vagues : « Lorsque les vagues percutent le littoral, elles emportent les rêves et les œuvres des enfants, laissent des coquillages qui coupent et contusionnent et enlèvent toutes les preuves avec son froid piquant ». Un exemple de l’allitération se produit lorsqu’Aïcha tente de sauver son amie : « Aïcha sent son cœur s’échapper de sa poitrine et réagit sans réfléchir, sans respirer. » Dans cet exemple, nous voyons la répétition des sons « s », « ch » et « r ». Cette allitération crée un rythme rapide qui imite le mouvement rapide d’Aïcha et fait avancer le texte. Par ailleurs, cette histoire repose sur le suspense, ce qui explique mon utilisation des ellipses telles que « Elle y serait allée hier… », « Mais, mon frère… » et « Si seulement Élise n’était pas si maladroite… ». Au fur et à mesure, le lecteur apprend qu’Aïcha a du mal à surmonter la mort de son frère. La suspension est utilisée pour encourager le lecteur à continuer à lire et à comprendre Aïcha. La pléthore de répétition porte un sens d’harmonie, mais aussi de déjà-vu. Étant donné la nature répétitive de l’histoire et la fin ouverte, le lecteur est invité à s’interroger sur ce que fera Aïcha. Enfin, le titre est aussi une figure de style. Il est une traduction d’un idiome anglais : « It’s all water under the bridge ». Néanmoins, pour l’héroïne, ce n’est pas du passé, car la mort de son frère hante Aïcha, même dans ses rêves.
Comme j’ai mentionné ci-dessus, les extraits de romans francophones m’ont influencée. Le choix de la troisième personne vient d’Albert Cossery, mais le cadre de la mer et l’idée qu’Aïcha est déchirée viennent de Fatou Diome. Au début, je pensais que la troisième personne créerait une trop grande distance entre le lecteur et l’histoire parce que le narrateur n’est pas activement impliqué dans l’histoire. Cependant, j’ai appris que l’avantage de la troisième personne est que le narrateur a accès aux pensées de l’autre personnage. En conclusion, j’ai apprécié ce travail. J’ai pu appliquer certains procédés rhétoriques que j’ai appris dans le cadre de ce cours. J’ai acquis une plus grande admiration pour les écrivains, car je comprends à quel point ce processus peut être méticuleux.